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LES ÉLÉMENTS DE L'ARCHITECTURE III

CONFÉRENCE AU PAVILLON DE L'ARSENAL, 2024

Quel est le lien entre le sol, le baldaquin, la colonne et les toilettes ? Chacun de ces éléments de l’architecture est étroitement associé à une question d’ordre philosophique. Ainsi le sol renvoie-t-il à la nature animale de l’être humain qui vit en osmose avec son milieu. Mais contrairement au loup ou au renard, l’homme ne se contente pas de borner son territoire de ses déjections : il l’aménage et le modifie parfois de fond en comble pour obtenir les surfaces plates et lisses nécessaires à son épanouissement. Le baldaquin ou le dais se glissent au-dessus des têtes de certaines personnes pour les protéger, mais surtout pour les placer dans un environnement à leur mesure. Tandis que la colonne émerge du sol et se dresse afin de figer dans le marbre le moment inaugural où l’être humain en lutte contre l’attraction terrestre se lève sur ses pattes arrière pour dominer le paysage. Quant aux toilettes, elles rendent compte d’un autre corps : un corps qui ne se dresse pas en gloire mais qui s’accroupit pour se connecter aux multiples canalisations ombilicales qui s’enfoncent dans le sol afin d’évacuer ses déjections...

1 - LE SOL

 

Replongeons-nous dans la peinture italienne ou flamande des XVe et XVIe siècles où s’étendent des sols plats et tramés composant de vastes échiquiers sur lesquels peuvent indifféremment se jouer diverses scènes religieuses ou profanes : annonciation, vierge à l’enfant, crucifixion ou mariage, repas de noces... Comme si ces surfaces plates et quadrillées étaient la condition sine qua non de tous ces évènements fictifs ou réels qui accompagnent la vie humaine. Comme s’il fallait déforester, épierrer, aplanir pour parvenir à l’espace géométrisé qui correspond au véritable milieu humain.
Des sols tramés que nous retrouverons dans l’architecture du XXe siècle aussi bien dans la Große Strasse à Nuremberg - une avenue dallée aux dimensions comparables à celles des Champs-Élysées réalisée par Albert Speer en 1936, au milieu d’un parc, pour les parades et défilés militaires nazis - que dans les projets radicaux de Superstudio datant de l’après 68. Ou encore dans certaines réalisations contemporaines telles : le pont Simone Veil d’OMA à Bordeaux (2024) ; le réaménagement de la place de la République de TVK à Paris (2013) ou le Lieu de vie à Saclay dessiné par le Studio Muoto (2016)...
Des sols qui peuvent aussi se soulever pour former des socles habitables, comme la Maison Malaparte (1937) d’Adalberto Libera à Capri ou la Maison de l’Infini (2014) d’Alberto Campo Baeza à Tarifa. Se suspendre, comme au musée d’art moderne de Lina Bo Bardi à São Paulo (1968), ou se superposer, comme à la Casa Alta (1969) de Sergio Bernardes à Rio de Janeiro...

2 - LE BALDAQUIN

Nous sommes infiniment petits et fragiles sous le ciel immense et cruel dont le soleil nous brûle, la foudre nous effraie et les pluies diluviennes nous glacent... Un élément intermédiaire est indispensable pour s’interposer entre nous et cette immensité : un ciel de substitution capable d’engendrer un monde à notre échelle, à l’image du fils du dieu de la religion chrétienne qui intercède entre les hommes et son père terrible et vengeur...
C’est le sens de tous ces baldaquins éphémères dont rend compte la peinture Renaissance et classique, édifiés pour protéger les têtes couronnées, ou de ces multiples dais chargés de velours rehaussé de fils d’or et de perles qui viennent entourer les corps vulnérables des Vierges à l’enfant, notamment peintes par Jan Van Eyck...
Des dispositifs que l’on retrouve aujourd’hui dans l’architecture contemporaine de nos sociétés démocratiques pour protéger et mettre en valeur les citoyens anonymes. Ainsi le drap de béton tendu entre deux rangées de pylônes par Alvaro Siza et Eduardo Soto de Moura pour l’Exposition Universelle de Lisbonne en 1998 ; la voute suspendue à son portique réalisée en 2002 par Paulo Mendes da Rocha sur la place des Patriarches à São Paulo ; l’ombrière-miroir en inox poli de Norman Foster flottant sur le quai du vieux port de Marseille (2013) ou le préau de la petite école Vieilley réalisé par Bernard Quirot en 2003 qui parvient à hisser les enfants à la hauteur des montagnes qui les entourent...

3 - LA COLONNE

 

Les mégalithes de Carnac se dressent vers le ciel sans se soumettre à une fonction quelconque comme s’ils déclaraient la guerre aux lois éternelles de la pesanteur pour inaugurer la transformation de la Terre en un vaste chantier permanent...
Plus tard les colonnes doriques, ioniques ou corinthiennes célèbreront à leur manière le moment inaugural de la surrection humaine, en rappelant les proportions des corps herculéens, féminins ou adolescents... Elles sortiront de la masse indifférenciée du mur archaïque et s’affirmeront comme des éléments porteurs qui se refusent à fermer et à enclore pour promouvoir un espace anthropocentré dans lequel les êtres humains pourront s’ouvrir au monde, tout en restant protégés.
Simplifiées et transformées - en grêles pilotis par Le Corbusier à la Villa Savoye en1929 ou en fin piliers cruciformes par Mies van der Rohe pour le Pavillon de Barcelone la même année - elles n’auront jamais cessé d’être interprétées et réinterprétées par les architectes. Ainsi les poteaux-nénuphars de Frank Lloyd Wright pour le siège de la Johnson Wax (1939) ou ceux arborescents de Marcel Breuer pour l’immeuble IBM à La Gaude (1962)...
Les colonnes savent aussi se superposer en suivant les préceptes de Vitruve, comme l’illustre la façade du Colisée romain. Une leçon reprise par Alberti au Palais Rucellai à Florence (1451) sur laquelle méditent encore Rafael Moneo pour la façade de l’hôtel de ville de Murcia (1998), Christian Kerez pour son immeuble de bureau à Lyon Confluence (2018) ou l’agence NP2F pour l’Institut Méditerranéen de la Ville et des Territoires à Marseille (2023)...

4 - LES TOILETTES

 

Les urinoirs et les cuvettes de wc - qui viennent jusqu’à toucher les parties les plus intimes des hommes et des femmes pour mieux leur permettre d’évacuer leurs déjections dans d’immenses infrastructures souterraines - sont les seuls éléments de l’architecture à entretenir des relations de proximité aussi intenses avec les corps.
Avec leurs formes ergonomiques et leurs multiples modèles conçus pour épouser au mieux les courbes des bas-ventres et des fesses, les sanitaires poussent l’architecture, par essence prude et coercitive, à s’aventurer hors de ses frontières...
Au corps glorieux luttant contre la pesanteur promis pas les colonnes, elles substituent un corps accroupi et recroquevillé sur lui-même qui force pour accompagner l’expulsion de ses excréments comme s’il était entièrement soumis à la gravité...
Une pesanteur très bien exprimée dans la salle des fêtes du restaurant Les Cols à Olot réalisée par l’agence espagnole RCR. Lancés entre deux soutènement massifs, distants de plus de trente mètres, des longs tubes d’acier portant une toiture légère s’infléchissent sous leur propre poids pour dessiner des des guirlandes tandis que les toilettes creusées comme des grottes dans les masses porteuses livrent sans médiation les clients accroupis au bruit et à la fureur du monde extérieur...
Mais nous reviendrons aussi sur la dernière biennale de Venise ou plusieurs pavillons nationaux notamment ceux de la Finlande et de l’Allemagne présentaient des toilettes sèches et préconisaient le recyclage des excréments en introduisant un nouveau rapport au corps et à la nature...

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